Certains parlent déjà d’un « petit Berlin-sur-Seine ». D’autres de projet immobilier spéculatif et de « nettoyage social ». Le futur quartier Ivry Confluences, l’un des plus grands projets d’aménagement d’Ile-de-France, n’est lancé que depuis quelques mois mais crée déjà l’émoi.
Sur place, les grues se multiplient comme d’immenses échassiers. Les immeubles sortent de terre. Dans ce coin de la banlieue sud d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) – un fief historique du Parti communiste français –, appelé Ivry Port, le projet d’urbanisation est ambitieux. Ici, 1,2 million de mètres carrés de construction sont prévus d’ici à 2025 pour un investissement de 725 millions d’euros. Vingt-cinq mille nouveaux habitants sont attendus et de nombreux équipements sont dans les cartons ou en cours de réalisation : école, collège, crèche, résidence étudiante, équipements de sport.
Au total, c’est un nouveau morceau de ville de 143 hectares, soit un quart de la superficie de la commune d’Ivry-sur-Seine, qui va sortir de terre. Avec ses petits cubes colorés et translucides, ses berges sans voitures et son bus propre, la maquette du site à venir est séduisante.
L’environnement est industrieux et pauvre, à l’image des banlieues de la Plaine Saint-Denis, au nord de Paris, il y a encore quinze ans : des petits immeubles typiques de l’architecture des faubourgs, des friches, des entrepôts et quelques usines. Ces bâtiments côtoient déjà les premiers immeubles HLM en construction.
OCCASION DE SE DÉBARRASSER D’UNE IMAGE DE BANLIEUE SINISTRÉE
A Ivry-sur-Seine, la reconversion a tardé et pour la ville, la possibilité de modeler un quartier immense avec des usages variés s’est fait jour. « On veut fabriquer de la ville avec toutes ses fonctions urbaines : activités économiques, commerces, logements », explique Jean-Pierre Nourrisson, directeur général de la Sadev 94, organe responsable de l’aménagement du département.
Pour la municipalité, c’est une formidable occasion de se débarrasser de son image de banlieue sinistrée, marquée par…les fermetures d’usines, à l’image de la Manufacture des œillets et de SKF. « On a voulu réaliser un vrai plan d’urbanisme à l’échelle d’un grand quartier et empêcher ainsi les opérations spéculatives », souligne le maire (PCF), Pierre Gosnat.
La zone d’aménagement concerté (ZAC) permettrait, selon la mairie, de maîtriser l’affectation des terrains et de piloter un projet mêlant les activités économiques, tout en construisant du logement social.
Ces terrains implantés à quelques encablures du 13e arrondissement de Paris et situés à la jonction de la Seine et de la Marne se présentaient comme des investissements juteux et les promoteurs montraient déjà leur appétit. La ville a préempté la zone pour tout bloquer avant de lancer son projet.
ENVERS DU DÉCOR
Mais pour les habitants du quartier, il y a un envers du décor au « renouvellement urbain » affiché par les élus. Car après l’enquête publique et les réunions d’informations, les premiers arrêts de cessibilité – en clair, les avis d’expulsion – sont arrivés dans les boîtes aux lettres et de nombreux petits propriétaires ont compris qu’ils allaient devoir quitter leur habitation. Quatre cents logements sont appelés à disparaître, soit parce qu’ils sont insalubres, soit parce qu’ils sont sur le tracé d’une nouvelle route ou d’un nouvel équipement.
Avec un prix de rachat en dessous de celui du marché – 3 000 euros le mètre carré au lieu de 4 200 –, les habitants concernés s’estiment lésés. D’autant qu’ils craignent de ne pas pouvoir se reloger dans un bâti neuf et plus cher, dans le secteur : « Certains se plaignent de tractations tendues menées par la Sadev », relate Agnès Deboulet, sociologue à l’université Paris-8, qui a fait une étude de l’impact social du projet.
Depuis un an, une soixantaine de propriétaires ont lancé le collectif Ivry sans toit pour se faire entendre. « Ce projet n’a pas été fait pour les habitants actuels du quartier. La ville et l’aménageur nous considèrent comme des passagers clandestins, pariant sur le fait qu’on partira de guerre lasse », accuse Jamal Lahyane, son porte-parole.
DIALOGUE DIFFICILE
De son côté, la Sadev assure que tout le monde sera accompagné : « Nous permettrons à chacun d’acquérir un nombre de pièces identique dans nos programmes neufs », assure M. Nourrisson, directeur général. Insuffisant, répondent les habitants. « Ils maltraitent des pauvres, des retraités, en nous traitant de spéculateurs. On veut continuer à vivre ici »,insiste M. Lahyane.
Malgré les réunions publiques, les expositions de la maquette du projet, le sentiment d’absence de concertation est partagé. Beaucoup suspectent la ville de vouloir profiter de terrains valorisés pour attirer les classes moyennes. La municipalité se défend avec véhémence de toute tentation de gentrification, et assure de la légitimité de son projet. « Il y a eu des dizaines de réunions avec les habitants, la mise en place d’une maîtrise d’œuvre urbaine et sociale de relogement et on a été réélus avec ce projet dans notre programme », se défend le maire.
Le dialogue semble devenu difficile entre les deux parties. Le maire s’estime légitime à construire pour le bien commun, dans la plus pure tradition communiste. Les propriétaires ne veulent pas bouger, et les locataires s’inquiètent. « Comme souvent, les élus ne savent pas faire avec les habitants. Savoir si, quand on fait du développement urbain en petite couronne, on est condamné à faire de la relégation est pourtant une question essentielle », remarque Alain Costes, de l’Atelier 15, une société coopérative et participative d’architectes ivryens.
« L’INQUIÉTUDE EST RÉELLE »
D’autant que l’équilibre financier du projet pourrait bien être revu. L’opération, pensée avant la crise économique, a prévu la moitié des constructions en activités tertiaires, soit 600 000 m2. Or le secteur de l’immobilier de bureaux est en plein marasme. Si les promoteurs se sont pressés – Brémond, Icade, Bouygues et Cogedim – sur le projet, la mise en vente est au point mort depuis maintenant deux ans.
L’aménageur comme la ville se veulent rassurants : les terrains restent très attractifs du fait de la proximité de Paris. « L’inquiétude est réelle. Mais si les bureaux ne se vendent pas, on les transformera en logements », admet Romain Marchand, adjoint au développement urbain.
Une inflexion qui ne rassure pas tout le monde. Car cette possible conversion en habitations, certains, comme l’ancien élu NPA Serge Aberdam, craignent qu’elle se fasse uniquement dans le haut de gamme : « Ils ne se rendent pas compte qu’ils vont accentuer ainsi la mutation sociale de la ville. » Sur le mur d’un des bâtiments à démolir, une fresque proclame déjà « Ivry Port, même pas mort ».
Sylvia Zappi